Malgré les nombreuses occasions offertes, les géants de la musique n’ont pas su saisir leur chance. Ils en paient aujourd’hui le prix. Dans le secteur de la musique, les 623 000 exemplaires du dernier album de Linkin Park, Minutes to Midnight, vendus la première semaine après sa sortie constituent une bonne nouvelle d’un genre trop rare ces derniers temps. Mais c’est loin de suffire. Au moment où sortait le disque, en mai dernier, la maison de disques de Linkin Park, Warner Music Group, a annoncé le licenciement de 400 personnes. Cette décision s’explique par l’érosion quasi constante des ventes de disques depuis sept ans. Elles ont encore reculé de 16 % depuis le début de l’année 2007. Confronté, entre autres maux, au piratage généralisé et à la préférence grandissante du consommateur pour les singles en téléchargement (à faible marge bénéficiaire) au détriment des albums, le monde du disque sombre donc dans une crise inédite.
Les grands labels cherchent désespérément à réinventer leur modèle d’entreprise, certains se demandant même s’il n’est pas trop tard. “L’industrie du disque est finie”, assène Peter Paterno, avocat spécialiste du domaine musical et qui représente Metallica et Dr Dre. “Les labels ont de magnifiques atouts, mais ils ne savent comment en tirer de l’argent. Nous avons là un business à l’agonie. Toutes les majors auront bientôt disparu”, affirme un autre acteur de ce secteur, qui souhaite conserver l’anonymat. Alors que les Américains avaient acheté 785,1 millions d’albums en 2000, les ventes n’ont atteint que 588,2 millions en 2006. Et si la vente en ligne ne cesse de progresser – 582 millions de singles ont été vendus en téléchargement payant l’année dernière, soit 65 % de plus qu’en 2005 –, tout comme les ventes de sonneries pour téléphones portables ont généré 600 millions de dollars, ces nouvelles sources de revenus ne compensent pas le manque à gagner.
Depuis 2003, quelque 2 700 disquaires ont fermé aux Etats-Unis. L’année dernière, la chaîne de magasins spécialisés Tower Records, forte de 89 succursales et de 2,5 % du marché de la vente au détail, a mis la clé sous la porte. Près de 65 % des ventes de musique sont désormais réalisées dans des grandes surfaces du type Wal-Mart ou Best Buy, qui proposent moins de titres que les magasins spécialisés et font moins pour la promotion de nouveaux artistes. Il y a quelques années, beaucoup de responsables du secteur pensaient encore que les tubes pouvaient résoudre tous leurs problèmes. “Pour ces gars-là, un bon gros hit était le remède miracle, confirme un observateur du marché. Ils se rendaient bien compte que la situation n’était pas bonne et qu’elle empirait, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient eu la capacité de trouver la solution. Aujourd’hui, rares sont ceux qui sont encore aux commandes des maisons de disques.”
Les responsables actuels semblent enfin comprendre que leurs problèmes sont structurels. Internet représente manifestement le plus gros virage technologique que le monde de la musique ait connu depuis les années 1920 et le passage de la partition au phonographe comme maillon central. “Nous devons comprendre collectivement que les temps ont changé”, estime Lyor Cohen, PDG de Warner Music USA. En juin, son groupe a annoncé la conclusion d’un accord avec le site Lala.com en vertu duquel les internautes pourront écouter gratuitement en ligne l’essentiel de son catalogue – un service qui leur donnera envie, espère-t-on, de se diriger ensuite vers le téléchargement payant. C’est la dernière des initiatives récentes prise par les majors et encore inconcevable il y a quelques années.
En mai, EMI a autorisé Apple et iTunes Music Store à vendre son catalogue sans la protection anticopie que les maisons de disques défendaient bec et ongles depuis des années. Lorsque YouTube s’est mis à diffuser des clips sans autorisation, les quatre majors (EMI, Sony BMG, Warner et Universal Music) ont toutes préféré négocier des contrats de licence plutôt qu’attaquer le site pour violation de copyright. Par ailleurs, les labels font désormais tout pour que leurs contrats avec les artistes leur assurent une partie des bénéfices issus des tournées, du merchandising, des partenariats avec des marques et autres sources de revenus en marge des enregistrements musicaux. Une attitude que critiquent certains artistes et managers.
Qui a donc été le fossoyeur du bon vieux monde de la musique ? “Les maisons de disques elles-mêmes sont responsables de cette situation”, estime Simon Wright, PDG de Virgin Entertainment Group, qui gère la chaîne de magasins Virgin Megastores. Si certaines évolutions échappent aux labels (de l’essor d’Internet au succès des jeux vidéo et des DVD), ceux-ci sont nombreux à considérer les sept dernières années comme une succession d’occasions manquées.
L’incapacité des labels à traiter le problème du piratage dès le début et à enterrer la hache de guerre avec Napster, la première plate-forme de partage de fichiers, est souvent citée en exemple. “Ils ont jeté des milliards et des milliards de dollars par la fenêtre avec leurs procès contre Napster. C’est à ce moment-là que les majors ont signé leur arrêt de mort”, estime Jeff Kwatinetz, PDG de The Firm, une société d’agents artistiques. “Le monde de la musique avait là une occasion en or. Tout le monde utilisait le même service ; c’était comme si toute l’audience allait à une seule station de radio. Et puis Napster a fermé, et ces 30 à 40 millions de personnes sont parties sur d’autres plates-formes”, ajoute-t-il. Les choses auraient pu être radicalement différentes.
Il y a sept ans, les pontes du secteur s’étaient réunis pour des échanges secrets avec le PDG de Napster, Hank Barry. Le 15 juillet 2000, réunis dans un hôtel de Sun Valley, dans l’Idaho, les grands dirigeants avaient déclaré à Hank Barry qu’ils étaient prêts à conclure des accords de licence avec Napster. “Nobuyuki Idei, le patron de Sony, était à l’origine de la rencontre”, se souvient l’ex-PDG de Napster, aujourd’hui directeur du cabinet juridique Howard Rice. “Il disait que Napster était ce que voulaient les consommateurs.” L’idée était alors de permettre aux 38 millions d’usagers de Napster de télécharger à volonté contre un abonnement mensuel (d’une dizaine de dollars) et de répartir les recettes entre la plate-forme et les majors. Mais on n’est jamais parvenu à un accord.
“Pour les maisons de disques, c’était un grand saut dans l’inconnu, et elles n’ont pas réussi à se décider à franchir le pas”, explique Hilary Rosen, qui était alors à la tête de la Recording Industry Association of America [RIAA, Association américaine interprofessionnelle qui défend les interêts de l’industrie du disque]. “Beaucoup disent aujourd’hui que les dirigeants de labels étaient des dinosaures, des imbéciles, et se demandent ce qui leur est passé par la tête. Mais ils avaient face à eux des disquaires qui leur disaient : ‘Vous ne devriez pas vendre moins cher en ligne qu’en magasin’, et des artistes qui leur demandaient de ne pas foutre en l’air leurs ventes chez Wal-Mart.” Pour Jim Guerinot, manager des Nine Inch Nails et de Gwen Stefani, “innover, c’était cannibaliser leur cœur de métier”. Pire, les maisons de disques ont attendu presque deux ans après la fermeture de Napster, le 2 juillet 2001, pour signer des accords avec un concurrent légal et grand public : Apple, qui lança au printemps 2003 son iTunes Music Store. Les majors avaient bien tenté de créer leurs propres plates-formes d’abonnement comme PressPlay, qui n’offrait à l’origine que des titres de Sony, Universal et EMI, ou MusicNet, cantonné à EMI, Warner et BMG. Mais ces initiatives furent des échecs car ces services étaient chers. Ils limitaient, voire interdisaient, la gravure de CD et étaient incompatibles avec de nombreux lecteurs MP3 alors sur le marché. Hilary Rosen, comme nombre de ses pairs, considère les années 2001-2003 comme une période noire pour le secteur. “C’est à ce moment-là que nous avons perdu des clients, estime-t-elle. L’échange de fichiers musicaux s’est généralisé. C’est à ce moment-là que la musique, qui avait une vraie valeur aux yeux des gens, a fini par perdre sa valeur économique pour n’avoir plus qu’une valeur purement affective”, poursuit-elle. A l’automne 2003, <st1>la RIAA</st1> a intenté son premier procès pour violation de copyright contre des internautes ayant mis des fichiers en ligne. Depuis, ce sont plus de 20 000 amateurs de musique qu’elle a poursuivis. Mais le partage de musique en ligne ne faiblit pas, avec près d’un milliard de titres téléchargés illégalement chaque mois, selon les chiffres du groupe d’études BigChampagne.
Malgré les difficultés du secteur, on écoute toujours autant, de musique. Plus de cent millions d’iPod ont été écoulés depuis leur mise sur le marché en novembre 2001, et le business des concerts prospère, avec des bénéfices record de 437 millions de dollars [317 millions d’euros] en 2006. Et, à en croire le groupe d’études NPD Group, l’écoute de musique enregistrée (CD, téléchargements, jeux vidéo, radio satellitaire et hertzienne, écoute en ligne et autres) a même progressé depuis 2002. Le secteur doit trouver le moyen de transformer cet intérêt du public en modèle lucratif. “Comment se fait-il que les gens qui fabriquent la musique soient en faillite alors que l’utilisation de ce produit même est en plein boom ? s’interroge Jeff Kwatinetz. C’est donc que le modèle est mauvais.”
Comme les autres, il voit d’autres types d’entreprises, plus petites, entrer dans la danse. Des sociétés d’agents artistiques comme la sienne se doublent aujourd’hui d’une maison de disques. Des acteurs extérieurs au secteur, comme Starbucks, se lancent dans la partie.
Paul McCartney vient ainsi de mettre un terme à une longue relation avec EMI pour signer avec Hear Music, le label créé par la chaîne de cafés américaine. Le géant du jeu vidéo Electronic Arts a lui aussi lancé sa maison de disques pour exploiter le potentiel de ses jeux, et CBS Records, nouvellement ressuscitée, va commercialiser les musiques utilisées dans les émissions de la chaîne de télévision CBS. Les autorisations d’exploitation de musiques pour les jeux vidéo, le cinéma, la télévision et les services d’abonnement en ligne représentent une source de revenus croissants. “Nous voulons devenir une société d’exploitation de marques”, assure ainsi Lyor Cohen, le PDG de Warner, qui s’est doté en mai dernier d’un nouveau département, Den of Thieves [littéralement, “l’antre des voleurs”], chargé de produire des émissions de télévision et autres contenus vidéo à partir des musiques dont il détient les droits.
Les maisons de disques entendent faire progresser leurs bénéfices grâce au business florissant de l’édition musicale, qui collecte les droits d’auteurs issus des diffusions à la radio et ailleurs. L’American Society of Composers, Authors and Publishers [ASCAP, l’équivalent de la SACEM en France] a annoncé un chiffre d’affaires record de 785 millions de dollars en 2006, soit une progression de 5 % par rapport à 2005. Les recettes augmentent “de façon générale”, souligne Martin Bandier, PDG de Sony/ATV Music Publishing, qui gère les droits des Beatles. “La gestion des droits d’auteur va devenir un aspect plus important de notre métier, explique-t-il. Si je travaillais pour une maison de disques, je m’arracherais les cheveux. Le secteur de la musique enregistrée est en pleine confusion, il cherche une porte de sortie.”
Pratiquement tous les acteurs du monde du disque ressentent la crise. “C’est tout un grand secteur de l’économie américaine qui a subi des dégâts considérables”, insiste Mitch Bainwol, de <st1>la RIAA</st1>, montrant du doigt le piratage. “Le nombre d’artistes signés par les maisons de disques a d’ailleurs diminué d’un tiers.” Les temps sont durs lorsqu’on travaille pour une maison de disques. “Les gens se sentent menacés, reconnaît Hilary Rosen. Partout, ils ont des amis qui se font virer.” Adam Shore, directeur général de Vice Records, une ancienne filiale d’Atlantic Records, affirmait en janvier 2007 que ses pairs vivaient une véritable “crise existentielle”. “Nous avons d’excellents albums, mais jamais nous n’avons été moins sûrs de bien les vendre. Beaucoup ont perdu la foi.”
Brian Hiatt et Evan Serpick
Rolling Stone